Ceci est la deuxième partie de l’article sur la route des lagunes. Si vous n’avez pas lu la première partie, retrouvez-la ici.
Fury Road
Le 9 novembre, le soleil est tout juste levé quand je donne mon premier coup de pédale. Je veux profiter au maximum de la lumière de jour pour couvrir le plus de distance possible avant que le vent ne se lève. Une première bosse de 600 mètres m’amène à l’intersection entre la route bitumée, sur laquelle je roule depuis hier, et le début « officiel » de la route des lagunes. Une piste de terre battue tout à fait propre, avec de nombreuses traces de pneus de vélo. La navigation va être facile : pas besoin de sortir le GPS de mon téléphone, il suffira de regarder par terre. D’ailleurs quelques centaines de mètres plus loin, les traces sortent de la piste principale pour s’engouffrer sur un plus petit chemin, qui me met tout de suite dans le bain de ce que vont être les prochains 250 kilomètres : ce n’est pas très roulant. Par contre, c’est très beau. Je suis seul sur Mars : il n’ y a aucune végétation autour de moi, tout n’est que roche rouge, jaune, ocre. Pour l’instant je suis seul, il n’y a pas de temps, c’est du plaisir.



Un peu avant midi j’arrive à Laguna Hedionda, la première des lagunes. Après seulement quelques heures de vélo, c’en est déjà fini de la solitude et de la tranquillité : je passe un premier checkpoint militaire puis arrive au bord de l’eau. Je repère un petit banc, à quelques mètres seulement d’une colonie de flamants roses et suffisamment loin de l’hôtel où sont garés une dizaine de jeeps pour la pause déjeuner. Cet hôtel marque la fin de la première étape : on peut y faire le plein d’eau et la plupart des cyclistes terminent la première journée ici. À l’inverse d’autres routes de bikepacking de difficulté comparable (comme la Baja divide au Mexique par exemple), la route des lagunes est très populaire et attire toute sorte de voyageurs à vélo, même ceux qui ne sont absolument pas équipés pour rouler confortablement sur ce genre de terrain. Avec mes pneus plutôt larges et mon vélo confortable, je suis arrivé sans grande difficulté jusqu’ici, là où beaucoup d’autres ont déjà grandement souffert et sont heureux de camper à l’abri des murs de l’hôtel, voire de prendre une chambre. Il est encore tôt, il n’y a pas de vent, je suis seul : je décide donc de pousser plus loin. Mais d’abord, il va falloir faire le plein d’eau au restaurant de l’hôtel. Moi qui aime être seul et craint plus que tout de devoir répondre encore et toujours aux mêmes questions qu’on me pose à chaque fois que je croise des groupes de touristes motorisés depuis l’océan Arctique, j’ai mal choisi mon moment. Je dois traverser une foule de dizaines de badauds qui viennent de terminer leur pause déjeuner et attendent sur le parking de reprendre la route. À peine ai-je repris la route, j’entends les moteurs démarrer derrière moi et une véritable colonne de jeeps me prend en chasse, me dépasse, s’arrête à un point de vue quelques centaines de mètres plus loin, repart. Impossible de s’en débarrasser. Moi qui espérait trouver le silence dans le désert… Finalement, le paysage s’élargit et nous traversons un vaste plateau sableux et lunaire. Plutôt que de rester sur le chemin principal, les jeeps s’étalent sur toute la largeur du plateau, le couvrant de traces de pneus, parfois de pièces de voiture. Je vois des véhicules me dépasser dans un nuage de poussière à plusieurs centaines de mètres de moi. On se croirait dans Mad Max. Si l’impact environnemental n’est pas terrible, au moins je suis seul. L’étape classique pour la deuxième journée est dans un autre hôtel, qui permet aux cyclistes de camper à l’abri et de prendre une douche chaude gratuitement. C’est tentant, mais j’ai plus envie de camper dans le silence du désert, loin des groupes de touristes. Je pose ma tente quelques kilomètres avant, dans un canyon abrité. Nous sommes en fin de saison sèche, c’est la période la plus chaude de l’année : la nuit tombe à 19h et la température baisse lentement. Je ne suis pas le premier à camper ici, un foyer en pierres a été aménagé sous une grosse roche pour faire un feu de camp. Il n’y a pas d’arbres ici, tout au plus des petits buissons très secs. Le feu prend tout seul, le rocher réfléchit la chaleur. La nuit tombe, je mange au chaud sous un ciel étoilé réputé pour être un des plus beaux du monde.








Ce qui est bien dans le désert, c’est que l’air est tellement sec qu’il n’y a pas de rosée, et donc de givre. Je repars tôt le lendemain matin avec une tente déjà sèche. Il fait frais, le petit filet d’eau qui peine à couler au fond du canyon dans lequel je roule est complètement gelé à cette heure. Je fais un petit détour par l’hôtel pour faire le plein d’eau pour la journée et reprends la route, dont l’état se dégrade très vite. Du sable et de la tôle ondulée d’une profondeur à faire peur. Avec mes gros pneus je peux rouler, mais c’est d’un inconfort et d’une lenteur que je n’ai encore jamais vécu à vélo. J’avance à peine plus vite qu’en marchant, au pris d’un effort bien plus important. J’essaie de naviguer dans les traces qui semblent les moins dégradées, mais le répit est de courte durée : tout est en mauvais état et je dois parfois marcher lorsque le sable est trop peu compact. Contrairement à la veille où le vent m’avait plutôt épargné, ce qui m’avait permis de doubler les étapes, aujourd’hui il se lève plus tôt que prévu et est particulièrement fort. C’est infernal. Arrivé au point le plus haut de la journée, au célèbre arbre de pierre, emblème de la région (qui n’est en fait qu’un caillou avec une vague forme d’arbre, pas plus impressionnant que les autres rochers qui l’entourent), j’envisage de m’arrêter pour faire une pause. Mais c’est au même moment que trois jeeps arrivent… Je continue donc ma route. Bien que le profil du reste de la journée soit descendant, le sable et le vent de face rendent ma progression tout aussi difficile que dans la montée. Lorsque j’arrive à 14h à la Laguna Colorada, entrée de la réserve nationale de faune andine Eduardo Avaroa, je suis épuisé. Le vent est incroyablement fort, il m’est tout simplement impossible d’aller plus loin aujourd’hui. Un des gardes de la réserve m’indique la cour d’une sorte de caserne abandonnée où je pourrais camper, mais malgré ses murs fermant trois de ses côtés, la cour est parcourue par rafales tourbillonnantes entrant par le seul côté ouvert. Je n’ai vraiment pas envie de monter ma tente ici. Dans le village, je croise une vieille dame. Je lui demande s’il n’y aurait pas un endroit mieux abrité pour camper. Elle a des chambres qu’elle loue aux groupes de touristes et m’en propose une, mais il ne me reste qu’une poignée de bolivianos… Je crois qu’elle a un peu pitié de moi : elle finit par me proposer une chambre de 6 lits rien que pour moi pour 30 bolivianos (environ 3€). Lorsque les jeeps arrivent dans la soirée, ces touristes qui ont payé bien plus chers que moi se retrouvent entassés dans les trois dortoirs restants. La vieille dame tient sa promesse : j’aurai ma chambre rien que pour moi, et même droit à des pancakes au petit déjeuner. C’est le privilège du voyageur à vélo. C’est beau de voir que dans une région aussi impactée par le tourisme de masse, qui est l’unique source de revenus des rares habitants, voyager à vélo donne encore droit à un statut un peu particulier. Presque tous les jours des cyclistes passent ici et pourtant nous sommes encore perçus comme des visiteurs de seconde zone, qui ne rapportent que peu d’argent mais à qui on trouvera toujours une petite place à l’abri des éléments et quelque chose à offrir à manger (souvent les restes des repas des groupes).

Is there life on Mars ?
Le lendemain matin, alors que je fais une pause deuxième petit-déjeuner, je suis rattrapé par Stijn et Maartje, couple de cyclistes hollandais. Ils roulent fort et les suivre me change de mon rythme habituel, plus contemplatif. Nous atteignons ensemble le point le plus haut de la route, à plus de 4900m d’altitude, où des geysers bouillonnent et explosent dans une odeur de souffre. Nous sommes véritablement sur une autre planète. L’état de la route s’améliore, nous pouvons enfin rouler presque sans efforts. Nous arrivons en milieu de journée à des sources chaudes aménagées en piscine à débordement. Seuls en plein désert, entourés seulement de flamants roses, l’endroit est magique. Mais il est encore tôt et il n’y a pas de vent. Je laisse Stijn et Maartje profiter du cadre particulièrement romantique de la piscine pour camper et reprends ma route. Mon état d’esprit a changé. Les conditions difficiles, le vent très fort et les nombreux jeeps n’incitent pas vraiment à la contemplation. Les paysages sont certes magnifiques mais il est difficile d’en profiter. À défaut d’avoir trouvé dans ce désert ce que j’étais venu y chercher (le silence et la solitude), j’y explorerai à nouveau mes limites. Je vais encore doubler une étape. Quelques kilomètres après être sorti de la vallée abritée dans laquelle se trouvait la source chaude, je me retrouve à traverser une vaste plaine lunaire surnommée « désert de Dali », en raison des formations géologiques qui rappellent certains tableaux du peintre. Dans cette plaine ouverte et sans le moindre abri, le vent est tout aussi fort que la veille. J’avance à peine, mais au moins j’avance. Il serait bien évidemment plus efficace de revenir en arrière, camper à l’abri et faire la route le lendemain matin avant que le vent ne se lève, mais j’ai envie d’en finir et d’arriver le plus tôt possible à San Pedro. À 18h, je suis reparti depuis 3h et n’ai couvert qu’une vingtaine de kilomètres. La route monte face au vent et je suis obligé de marcher. J’envisage de faire du stop, mais cet après-midi est bien le seul moment depuis deux jours où pas un seul véhicule ne me dépasse… La nuit tombe et je suis encore loin du prochain abri. Heureusement la Lune est pleine et je peux voir où je vais. Être ici, de nuit, dans le vent glacial, poussant mon vélo dans le sable est vraiment une sensation incroyable. Si je m’arrête, je me refroidis immédiatement. Impossible de monter ma tente, je suis obligé de continuer. La nuit est magique. Il est près de 21h quand j’arrive enfin à une muraille de blocs de roches volcaniques entassés, qui m’offrent enfin un abri contre le vent. Je roule depuis 6h du matin, et je suis reconnaissant d’être arrivé.







La der des der
Le matin du 11 novembre, je décide de prendre mon temps. Je ne suis plus qu’à quelques kilomètres de la frontière et de l’autre côté m’attendent 40km de descente rapide vers San Pedro. Sur le papier, tout ceci ne devrait pas prendre plus de 2 ou 3 heures. Alors que je profite de la chaleur du soleil du matin en buvant mon café dans ma chaise, je vois déjà la ronde des jeeps commencer. Un nuage de poussière en suspension de plusieurs kilomètres de long m’indique où se trouve la piste principale. Je vais donc plutôt prendre la direction opposée, faire un grand détour et passer par des petits chemins plus tranquilles. Malheureusement, même ces chemins sont surfréquentés. Partout ce sont des miradors avec parkings, plusieurs jeeps et des dizaines de touristes. Cette partie est probablement la plus fréquentée de la route des lagunes, c’est d’ici que partent tous les véhicules. J’ai l’impression d’être dans un parc d’attraction sur le thème du désert plus que dans le désert à proprement parler. Je dépense mes derniers bolivianos et me lance dans la traversée de frontière la plus ubuesque du voyage. Tout d’abord, je dois faire tamponner mon ticket d’entrée de la réserve nationale que je viens de traverser. Puis entrer dans le bureau de la police des frontières bolivienne, montrer mon passeport pour obtenir un ticket que je devrai montrer à l’agent à l’extérieur du bâtiment et qui me permettra de continuer ma route jusqu’au poste frontière à proprement parler, à une dizaine de kilomètres de là, sur une piste défoncée. Il est seulement 10h du matin mais aujourd’hui le vent s’est levé tôt et bien sûr, il est contre moi. Tout comme la pente. Je mets deux fois plus de temps que prévu à arriver au véritable poste frontière bolivien. Encore une fois, le cadre est grandiose : au milieu d’un paysage lunaire battu par le vent, à plus de 4500m d’altitude, entouré de carcasses de véhicules rouillées. Je frappe à la porte du bâtiment, personne ne répond. J’attends, frappe à nouveau : rien. Un guide et ses deux clients arrivent en jeep. Le guide a l’air habitué, il fait le tour du bâtiment et frappe bruyamment à toutes les fenêtres. Au bout d’une dizaine de minutes, une porte finit enfin par s’ouvrir et un fonctionnaire ronchon nous fait signe de lui tendre nos passeports, qu’il tamponne en plein milieu sans même les regarder, là où tous les douaniers depuis le Mexique prenaient garde à bien aligner les tampons pour optimiser l’espace. La porte se referme sèchement, sans un « au revoir » ni un « bonne journée » et encore moins un sourire. Il ne reste plus qu’à pédaler à nouveau une dizaine de kilomètres pour rejoindre le poste frontière chilien, où j’arrive à 13h. L’endroit est vide, silencieux et semble abandonné. Je suis l’exemple du guide bolivien et fait le tour du bâtiment en frappant aux portes et en appelant. Une fenêtre finit par s’ouvrir, une tête sort et me crie « c’est l’heure de la collation, revenez à 14h ! ». Je m’installe par terre à l’abri du vent derrière le bâtiment et reprends ma lecture des Dernières nouvelles du Sud de Luis Sepulveda, auteur chilien qui écrit que « selon la devise des Patagons, se hâter est le meilleur moyen de ne pas arriver et seuls les fuyards sont pressés ». Visiblement ce dicton pourrait s’appliquer aussi au nord du pays, puisqu’à 14h, personne ne m’ouvre. Ni à 14h15. À 14h30, le fonctionnaire du ministère de l’agriculture daigne enfin m’ouvrir la porte, mais je dois encore attendre que celui de la police d’investigation termine sa pause pour pouvoir commencer à remplir mes papiers d’immigration. À 15h je peux enfin reprendre la route vers San Pedro de Atacama… environ 5 heures après le début de mes démarches côté bolivien. À tous les impatients et les phobiques de l’administration : n’entrez pas au Chili ou en Bolivie par Hito Cajon.



L’après-midi est déjà bien avancée et donc le vent (de face bien sûr) à son plus fort. Les 40 kilomètres de descente ne sont pas aussi rapides qu’espéré et j’arrive finalement assez tard à San Pedro. Il ne fait plus froid, tout le monde se déplace en VTT ou en voiture de location neuve, l’hôtel où m’attend Elisa est propre et tout est trois fois plus cher que de l’autre côté de la frontière : je suis bien arrivé au Chili, mais je pourrais tout aussi bien être dans le sud ouest des Etats Unis. Nous retrouvons à nouveau Ben, Antoine, Olga, Hervé, Lucie, Thom et Céline. Il y a une heure de décalage entre la Bolivie et le Chili. Les soirées sont longues et les nuits douces. Nous sommes en short et en t-shirt toute la journée. Les vacances commencent.
Initialement, nous avions prévu de ne pas descendre à San Pedro pour ne pas avoir à remonter la côte de 2000m en 40km pour rejoindre le nord-ouest de l’Argentine, qui semble être une région magnifique où désert et puna alternent avec forêts tropicales et vignobles. Mais maintenant que nous avons gouté à la douceur, remonter en altitude, nous infliger à nouveau le vent, les nuits glaciales, les routes de terre défoncées nous attire beaucoup moins… À l’inverse, le sud du Chili, ses forêts et l’océan Pacifique nous appellent. Alors que les autres se motivent pour passer du côté argentin, nous décidons avec Ben de prendre un bus pour Santiago, 40h de route plus au sud, pour avoir le temps de ne pas nous hâter. Nous reviendrons pour explorer la puna un jour, plus tard, peut-être.
La route des Lagunes est probablement l’expérience la plus rude et intense que j’ai eu l’occasion de vivre à vélo. Je n’aime pas utiliser le mot « hostile » pour qualifier un environnement, car ce mot implique une volonté de nuisance, l’expression d’une aggressivité. Un environnement n’est jamais hostile, c’est juste nous qui n’y sommes pas adaptés. Pourtant sur cette route (ainsi que dans certains endroits au Pérou et à nouveau plus tard en Patagonie), j’ai vraiment senti plus intensément que jamais la puissance du milieu, la force des éléments et le véritable combat qu’implique la vie humaine ici.
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