Sud Lipez, route des lagunes – deuxième partie

Ceci est la deuxième partie de l’article sur la route des lagunes. Si vous n’avez pas lu la première partie, retrouvez-la ici.

Fury Road

Le 9 novembre, le soleil est tout juste levé quand je donne mon premier coup de pédale. Je veux profiter au maximum de la lumière de jour pour couvrir le plus de distance possible avant que le vent ne se lève. Une première bosse de 600 mètres m’amène à l’intersection entre la route bitumée, sur laquelle je roule depuis hier, et le début « officiel » de la route des lagunes. Une piste de terre battue tout à fait propre, avec de nombreuses traces de pneus de vélo. La navigation va être facile : pas besoin de sortir le GPS de mon téléphone, il suffira de regarder par terre. D’ailleurs quelques centaines de mètres plus loin, les traces sortent de la piste principale pour s’engouffrer sur un plus petit chemin, qui me met tout de suite dans le bain de ce que vont être les prochains 250 kilomètres : ce n’est pas très roulant. Par contre, c’est très beau. Je suis seul sur Mars : il n’ y a aucune végétation autour de moi, tout n’est que roche rouge, jaune, ocre. Pour l’instant je suis seul, il n’y a pas de temps, c’est du plaisir.

Un peu avant midi j’arrive à Laguna Hedionda, la première des lagunes. Après seulement quelques heures de vélo, c’en est déjà fini de la solitude et de la tranquillité : je passe un premier checkpoint militaire puis arrive au bord de l’eau. Je repère un petit banc, à quelques mètres seulement d’une colonie de flamants roses et suffisamment loin de l’hôtel où sont garés une dizaine de jeeps pour la pause déjeuner. Cet hôtel marque la fin de la première étape : on peut y faire le plein d’eau et la plupart des cyclistes terminent la première journée ici. À l’inverse d’autres routes de bikepacking de difficulté comparable (comme la Baja divide au Mexique par exemple), la route des lagunes est très populaire et attire toute sorte de voyageurs à vélo, même ceux qui ne sont absolument pas équipés pour rouler confortablement sur ce genre de terrain. Avec mes pneus plutôt larges et mon vélo confortable, je suis arrivé sans grande difficulté jusqu’ici, là où beaucoup d’autres ont déjà grandement souffert et sont heureux de camper à l’abri des murs de l’hôtel, voire de prendre une chambre. Il est encore tôt, il n’y a pas de vent, je suis seul : je décide donc de pousser plus loin. Mais d’abord, il va falloir faire le plein d’eau au restaurant de l’hôtel. Moi qui aime être seul et craint plus que tout de devoir répondre encore et toujours aux mêmes questions qu’on me pose à chaque fois que je croise des groupes de touristes motorisés depuis l’océan Arctique, j’ai mal choisi mon moment. Je dois traverser une foule de dizaines de badauds qui viennent de terminer leur pause déjeuner et attendent sur le parking de reprendre la route. À peine ai-je repris la route, j’entends les moteurs démarrer derrière moi et une véritable colonne de jeeps me prend en chasse, me dépasse, s’arrête à un point de vue quelques centaines de mètres plus loin, repart. Impossible de s’en débarrasser. Moi qui espérait trouver le silence dans le désert… Finalement, le paysage s’élargit et nous traversons un vaste plateau sableux et lunaire. Plutôt que de rester sur le chemin principal, les jeeps s’étalent sur toute la largeur du plateau, le couvrant de traces de pneus, parfois de pièces de voiture. Je vois des véhicules me dépasser dans un nuage de poussière à plusieurs centaines de mètres de moi. On se croirait dans Mad Max. Si l’impact environnemental n’est pas terrible, au moins je suis seul. L’étape classique pour la deuxième journée est dans un autre hôtel, qui permet aux cyclistes de camper à l’abri et de prendre une douche chaude gratuitement. C’est tentant, mais j’ai plus envie de camper dans le silence du désert, loin des groupes de touristes. Je pose ma tente quelques kilomètres avant, dans un canyon abrité. Nous sommes en fin de saison sèche, c’est la période la plus chaude de l’année : la nuit tombe à 19h et la température baisse lentement. Je ne suis pas le premier à camper ici, un foyer en pierres a été aménagé sous une grosse roche pour faire un feu de camp. Il n’y a pas d’arbres ici, tout au plus des petits buissons très secs. Le feu prend tout seul, le rocher réfléchit la chaleur. La nuit tombe, je mange au chaud sous un ciel étoilé réputé pour être un des plus beaux du monde.

Ce qui est bien dans le désert, c’est que l’air est tellement sec qu’il n’y a pas de rosée, et donc de givre. Je repars tôt le lendemain matin avec une tente déjà sèche. Il fait frais, le petit filet d’eau qui peine à couler au fond du canyon dans lequel je roule est complètement gelé à cette heure. Je fais un petit détour par l’hôtel pour faire le plein d’eau pour la journée et reprends la route, dont l’état se dégrade très vite. Du sable et de la tôle ondulée d’une profondeur à faire peur. Avec mes gros pneus je peux rouler, mais c’est d’un inconfort et d’une lenteur que je n’ai encore jamais vécu à vélo. J’avance à peine plus vite qu’en marchant, au pris d’un effort bien plus important. J’essaie de naviguer dans les traces qui semblent les moins dégradées, mais le répit est de courte durée : tout est en mauvais état et je dois parfois marcher lorsque le sable est trop peu compact. Contrairement à la veille où le vent m’avait plutôt épargné, ce qui m’avait permis de doubler les étapes, aujourd’hui il se lève plus tôt que prévu et est particulièrement fort. C’est infernal. Arrivé au point le plus haut de la journée, au célèbre arbre de pierre, emblème de la région (qui n’est en fait qu’un caillou avec une vague forme d’arbre, pas plus impressionnant que les autres rochers qui l’entourent), j’envisage de m’arrêter pour faire une pause. Mais c’est au même moment que trois jeeps arrivent… Je continue donc ma route. Bien que le profil du reste de la journée soit descendant, le sable et le vent de face rendent ma progression tout aussi difficile que dans la montée. Lorsque j’arrive à 14h à la Laguna Colorada, entrée de la réserve nationale de faune andine Eduardo Avaroa, je suis épuisé. Le vent est incroyablement fort, il m’est tout simplement impossible d’aller plus loin aujourd’hui. Un des gardes de la réserve m’indique la cour d’une sorte de caserne abandonnée où je pourrais camper, mais malgré ses murs fermant trois de ses côtés, la cour est parcourue par rafales tourbillonnantes entrant par le seul côté ouvert. Je n’ai vraiment pas envie de monter ma tente ici. Dans le village, je croise une vieille dame. Je lui demande s’il n’y aurait pas un endroit mieux abrité pour camper. Elle a des chambres qu’elle loue aux groupes de touristes et m’en propose une, mais il ne me reste qu’une poignée de bolivianos… Je crois qu’elle a un peu pitié de moi : elle finit par me proposer une chambre de 6 lits rien que pour moi pour 30 bolivianos (environ 3€). Lorsque les jeeps arrivent dans la soirée, ces touristes qui ont payé bien plus chers que moi se retrouvent entassés dans les trois dortoirs restants. La vieille dame tient sa promesse : j’aurai ma chambre rien que pour moi, et même droit à des pancakes au petit déjeuner. C’est le privilège du voyageur à vélo. C’est beau de voir que dans une région aussi impactée par le tourisme de masse, qui est l’unique source de revenus des rares habitants, voyager à vélo donne encore droit à un statut un peu particulier. Presque tous les jours des cyclistes passent ici et pourtant nous sommes encore perçus comme des visiteurs de seconde zone, qui ne rapportent que peu d’argent mais à qui on trouvera toujours une petite place à l’abri des éléments et quelque chose à offrir à manger (souvent les restes des repas des groupes).

Laguna Colorada, la plus belle des lagunes, doit la couleur rouge qui lui donne son nom au vent de l’après-midi. Une beauté irréelle difficile à apprécier tant le vent est puissant.

Is there life on Mars ?

Le lendemain matin, alors que je fais une pause deuxième petit-déjeuner, je suis rattrapé par Stijn et Maartje, couple de cyclistes hollandais. Ils roulent fort et les suivre me change de mon rythme habituel, plus contemplatif. Nous atteignons ensemble le point le plus haut de la route, à plus de 4900m d’altitude, où des geysers bouillonnent et explosent dans une odeur de souffre. Nous sommes véritablement sur une autre planète. L’état de la route s’améliore, nous pouvons enfin rouler presque sans efforts. Nous arrivons en milieu de journée à des sources chaudes aménagées en piscine à débordement. Seuls en plein désert, entourés seulement de flamants roses, l’endroit est magique. Mais il est encore tôt et il n’y a pas de vent. Je laisse Stijn et Maartje profiter du cadre particulièrement romantique de la piscine pour camper et reprends ma route. Mon état d’esprit a changé. Les conditions difficiles, le vent très fort et les nombreux jeeps n’incitent pas vraiment à la contemplation. Les paysages sont certes magnifiques mais il est difficile d’en profiter. À défaut d’avoir trouvé dans ce désert ce que j’étais venu y chercher (le silence et la solitude), j’y explorerai à nouveau mes limites. Je vais encore doubler une étape. Quelques kilomètres après être sorti de la vallée abritée dans laquelle se trouvait la source chaude, je me retrouve à traverser une vaste plaine lunaire surnommée « désert de Dali », en raison des formations géologiques qui rappellent certains tableaux du peintre. Dans cette plaine ouverte et sans le moindre abri, le vent est tout aussi fort que la veille. J’avance à peine, mais au moins j’avance. Il serait bien évidemment plus efficace de revenir en arrière, camper à l’abri et faire la route le lendemain matin avant que le vent ne se lève, mais j’ai envie d’en finir et d’arriver le plus tôt possible à San Pedro. À 18h, je suis reparti depuis 3h et n’ai couvert qu’une vingtaine de kilomètres. La route monte face au vent et je suis obligé de marcher. J’envisage de faire du stop, mais cet après-midi est bien le seul moment depuis deux jours où pas un seul véhicule ne me dépasse… La nuit tombe et je suis encore loin du prochain abri. Heureusement la Lune est pleine et je peux voir où je vais. Être ici, de nuit, dans le vent glacial, poussant mon vélo dans le sable est vraiment une sensation incroyable. Si je m’arrête, je me refroidis immédiatement. Impossible de monter ma tente, je suis obligé de continuer. La nuit est magique. Il est près de 21h quand j’arrive enfin à une muraille de blocs de roches volcaniques entassés, qui m’offrent enfin un abri contre le vent. Je roule depuis 6h du matin, et je suis reconnaissant d’être arrivé.

La der des der

Le matin du 11 novembre, je décide de prendre mon temps. Je ne suis plus qu’à quelques kilomètres de la frontière et de l’autre côté m’attendent 40km de descente rapide vers San Pedro. Sur le papier, tout ceci ne devrait pas prendre plus de 2 ou 3 heures. Alors que je profite de la chaleur du soleil du matin en buvant mon café dans ma chaise, je vois déjà la ronde des jeeps commencer. Un nuage de poussière en suspension de plusieurs kilomètres de long m’indique où se trouve la piste principale. Je vais donc plutôt prendre la direction opposée, faire un grand détour et passer par des petits chemins plus tranquilles. Malheureusement, même ces chemins sont surfréquentés. Partout ce sont des miradors avec parkings, plusieurs jeeps et des dizaines de touristes. Cette partie est probablement la plus fréquentée de la route des lagunes, c’est d’ici que partent tous les véhicules. J’ai l’impression d’être dans un parc d’attraction sur le thème du désert plus que dans le désert à proprement parler. Je dépense mes derniers bolivianos et me lance dans la traversée de frontière la plus ubuesque du voyage. Tout d’abord, je dois faire tamponner mon ticket d’entrée de la réserve nationale que je viens de traverser. Puis entrer dans le bureau de la police des frontières bolivienne, montrer mon passeport pour obtenir un ticket que je devrai montrer à l’agent à l’extérieur du bâtiment et qui me permettra de continuer ma route jusqu’au poste frontière à proprement parler, à une dizaine de kilomètres de là, sur une piste défoncée. Il est seulement 10h du matin mais aujourd’hui le vent s’est levé tôt et bien sûr, il est contre moi. Tout comme la pente. Je mets deux fois plus de temps que prévu à arriver au véritable poste frontière bolivien. Encore une fois, le cadre est grandiose : au milieu d’un paysage lunaire battu par le vent, à plus de 4500m d’altitude, entouré de carcasses de véhicules rouillées. Je frappe à la porte du bâtiment, personne ne répond. J’attends, frappe à nouveau : rien. Un guide et ses deux clients arrivent en jeep. Le guide a l’air habitué, il fait le tour du bâtiment et frappe bruyamment à toutes les fenêtres. Au bout d’une dizaine de minutes, une porte finit enfin par s’ouvrir et un fonctionnaire ronchon nous fait signe de lui tendre nos passeports, qu’il tamponne en plein milieu sans même les regarder, là où tous les douaniers depuis le Mexique prenaient garde à bien aligner les tampons pour optimiser l’espace. La porte se referme sèchement, sans un « au revoir » ni un « bonne journée » et encore moins un sourire. Il ne reste plus qu’à pédaler à nouveau une dizaine de kilomètres pour rejoindre le poste frontière chilien, où j’arrive à 13h. L’endroit est vide, silencieux et semble abandonné. Je suis l’exemple du guide bolivien et fait le tour du bâtiment en frappant aux portes et en appelant. Une fenêtre finit par s’ouvrir, une tête sort et me crie « c’est l’heure de la collation, revenez à 14h ! ». Je m’installe par terre à l’abri du vent derrière le bâtiment et reprends ma lecture des Dernières nouvelles du Sud de Luis Sepulveda, auteur chilien qui écrit que « selon la devise des Patagons, se hâter est le meilleur moyen de ne pas arriver et seuls les fuyards sont pressés ». Visiblement ce dicton pourrait s’appliquer aussi au nord du pays, puisqu’à 14h, personne ne m’ouvre. Ni à 14h15. À 14h30, le fonctionnaire du ministère de l’agriculture daigne enfin m’ouvrir la porte, mais je dois encore attendre que celui de la police d’investigation termine sa pause pour pouvoir commencer à remplir mes papiers d’immigration. À 15h je peux enfin reprendre la route vers San Pedro de Atacama… environ 5 heures après le début de mes démarches côté bolivien. À tous les impatients et les phobiques de l’administration : n’entrez pas au Chili ou en Bolivie par Hito Cajon.

L’après-midi est déjà bien avancée et donc le vent (de face bien sûr) à son plus fort. Les 40 kilomètres de descente ne sont pas aussi rapides qu’espéré et j’arrive finalement assez tard à San Pedro. Il ne fait plus froid, tout le monde se déplace en VTT ou en voiture de location neuve, l’hôtel où m’attend Elisa est propre et tout est trois fois plus cher que de l’autre côté de la frontière : je suis bien arrivé au Chili, mais je pourrais tout aussi bien être dans le sud ouest des Etats Unis. Nous retrouvons à nouveau Ben, Antoine, Olga, Hervé, Lucie, Thom et Céline. Il y a une heure de décalage entre la Bolivie et le Chili. Les soirées sont longues et les nuits douces. Nous sommes en short et en t-shirt toute la journée. Les vacances commencent.

Initialement, nous avions prévu de ne pas descendre à San Pedro pour ne pas avoir à remonter la côte de 2000m en 40km pour rejoindre le nord-ouest de l’Argentine, qui semble être une région magnifique où désert et puna alternent avec forêts tropicales et vignobles. Mais maintenant que nous avons gouté à la douceur, remonter en altitude, nous infliger à nouveau le vent, les nuits glaciales, les routes de terre défoncées nous attire beaucoup moins… À l’inverse, le sud du Chili, ses forêts et l’océan Pacifique nous appellent. Alors que les autres se motivent pour passer du côté argentin, nous décidons avec Ben de prendre un bus pour Santiago, 40h de route plus au sud, pour avoir le temps de ne pas nous hâter. Nous reviendrons pour explorer la puna un jour, plus tard, peut-être.

La route des Lagunes est probablement l’expérience la plus rude et intense que j’ai eu l’occasion de vivre à vélo. Je n’aime pas utiliser le mot « hostile » pour qualifier un environnement, car ce mot implique une volonté de nuisance, l’expression d’une aggressivité. Un environnement n’est jamais hostile, c’est juste nous qui n’y sommes pas adaptés. Pourtant sur cette route (ainsi que dans certains endroits au Pérou et à nouveau plus tard en Patagonie), j’ai vraiment senti plus intensément que jamais la puissance du milieu, la force des éléments et le véritable combat qu’implique la vie humaine ici.

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Sud Lipez, route des lagunes – première partie

Préparation

Malgré une journée de repos supplémentaire à Potosí, Elisa n’est toujours pas en état pour se lancer dans ce challenge que va être la route des lagunes. Cette route qui traverse la région désertique du sud Lipez, d’Uyuni en Bolivie à San Pedro de Atacama au Chili est un des grands mythes du voyage à vélo en Amérique du Sud. C’est le chemin le plus court entre ces deux villes, mais pas forcément le plus rapide : la route est longue de 450km, dont 300 sur une piste défoncée entre 4000 et 5000m d’altitude. En temps normal la progression y serait déjà lente et pénible en raison des nombreux passages dans le sable, la caillasse ou la tôle ondulée la plus affreuse que j’ai eu l’occasion de voir jusqu’à présent. Mais ce ne serait rien sans le fort vent de face qui souffle à partir de la fin de matinée et rend toute progression pratiquement impossible l’après-midi, et le camping également impossible en dehors de quelques endroits abrités. Il faut donc se lever tôt, dans les températures largement inférieures à 0 degrés du petit matin, et avancer suffisamment fort pour pouvoir couvrir la distance entre deux abris dans la matinée. Pour ajouter un peu de piquant, la région est également intensément parcourue par de nombreux jeeps transportant des groupes de touristes, qui sont à l’origine du très mauvais état des routes et dépassent les cyclistes à pleine vitesse en soulevant un nuage de poussière. Et bien sûr, puisque c’est un désert, il faudra transporter quelques kilos supplémentaires d’eau et de nourriture. Autant dire qu’il vaut mieux être en forme physiquement et costaud mentalement pour se lancer dans un tel projet.

Etant donné son état, Elisa décide qu’il est plus raisonnable qu’elle prenne un bus pour San Pedro, où elle m’attendra pendant que je traverserai seul et à vélo la route des lagunes. Nous avions déjà acheté la nourriture pour deux personnes et les douaniers chiliens sont toujours aussi tatillons. Elisa préfère ne pas essayer de faire passer en douce nos raisins secs de contrebande, mais nous ne voulons pas non plus perdre ce que nous avons acheté. Je vais donc transporter encore plus de nourriture que ce dont j’aurais besoin. Histoire de rendre le challenge encore plus intéressant.

Échauffement

Le 8 novembre, le réveil sonne à 5h du matin. J’accompagne Elisa à la gare routière d’Uyuni, l’aide à charger son vélo et ses bagages dans le bus et nous nous disons au revoir. Je vais pédaler seul pendant quelques jours pour la deuxième fois du voyage, mais cette fois-ci ça ne devrait pas durer aussi longtemps qu’au Pérou : la plupart des voyageurs à vélo empruntant la route des lagunes mettent environ 7 jours à rallier San Pedro. Des amis qui sont passés par là il y a quelques semaines m’ont dit qu’ils avaient pu charger leurs vélos dans un minibus pour quelques bolivianos, afin d’éviter les 140 premiers kilomètres, bitumés et peu intéressants. Je pars donc à la recherche d’un véhicule, mais les prix annoncés sont bien plus élevés. Visiblement on ne veut pas trop de moi… Un chauffeur a encore quelques places libres et accepte finalement de m’embarquer pour un prix raisonnable. Je l’aide à attacher mon vélo et mes bagages sur le toit, et alors que je m’apprête à payer mon billet, son responsable sort du bureau et nous demande de décharger mes affaires. Un groupe est arrivé à la dernière minute et il est plus rentable d’emmener cinq personnes sans bagages qu’un cycliste seul…

Je vais donc devoir pédaler, mais j’ai déjà perdu de précieuses heures. Je repasse rapidement à l’hôtel pour utiliser la wifi pour prévenir Elisa que je mettrai un peu plus de temps à arriver. Il est 9h du matin quand je me lance enfin sur la route. Je ne suis pas encore sorti d’Uyuni que mon pneu arrière se vide soudainement de son air. Je le regonfle et repars. Au bout d’une dizaine de kilomètres, ça recommence. Ça va être long… J’ai perdu trop de temps, je m’arrête au bord de la route et tente de faire du stop, espérant encore m’éviter les 130 km de bitume restant jusqu’au village d’Alota, où, si j’arrive suffisamment tôt, j’aurai le temps de réparer sereinement. Plusieurs véhicules s’arrêtent, malheureusement aucun ne va dans ma direction. Je décide de jeter un coup d’oeil à mon pneu et me rend compte que la réparation faite par un atelier de Cusco, au Pérou, n’a pas tenu. À moins qu’elle n’ait été mal faite… Je roule avec des pneus tubeless, c’est à dire sans chambre à air. Celle-ci est remplacée par un liquide qui vient boucher les trous en cas de crevaison. C’est un système génial, qui permet de ne jamais avoir à démonter le pneu. La plupart du temps, nous ne nous rendons même pas compte que nous crevons. Il suffit juste de remettre un peu de pression de temps en temps, et voilà. En cas de crevaison plus importante, comme celle qui m’est arrivée au Pérou, il est parfois nécessaire de boucher le trou avec un petit morceau de caoutchouc, qu’on appelle bacon strip en anglais (tranche de bacon). Ce morceau de caoutchouc reste alors dans le pneu jusqu’à ce que l’on remplace celui-ci. Or, le trou dans mon pneu n’est pas comblé par une tranche de bacon. Soit celle-ci est tombée, soit l’atelier de Cusco n’en a jamais mis… Le trou est donc trop gros, et si le liquide a formé une petite boule qui en séchant l’a en partie rempli, ce n’est pas suffisant pour une réparation durable. Je suis soulagé, ce n’est pas grand chose à réparer. Je sors mes outils et en quelques minutes le trou est comblé, mon pneu est regonflé et je suis prêt à repartir.

J’ai perdu beaucoup de temps, il est un peu tard, d’autant plus que je vais vers l’ouest et que je risque d’avoir le vent de face dans l’après-midi. Je lance mon lourd vélo, dont le poids chargé doit bien avoisiner les 50 kilogrammes avec toute l’eau et la nourriture que j’ai. On verra bien. Le paysage est assez monotone, c’est qui est un atout : je ne suis pas trop tenté de m’arrêter pour prendre des photos. Je m’installe dans mon rythme de méditation : une allure assez lente, que je suis capable de tenir longtemps sans avoir à y penser. C’est un peu l’équivalent à vélo du rythme de la marche à pied. La route est totalement plate et les kilomètres défilent. Malgré la monotonie du paysage, je ne m’ennuie pas, et je ne ressens même pas le besoin d’écouter de la musique ou des podcasts. Je ne compte pas les heures, je ne compte pas les kilomètres. Je suis là, dans le présent, sans penser à rien, et c’est tout. Au début du voyage, au Canada, toutes les journées ressemblaient à celle-ci et il nous était très difficile moralement de lutter contre l’ennui. Les journées nous paraissaient interminables et nous n’avions qu’une hâte, en finir, monter le camp et lire pour penser à autre chose. J’ai l’impression que si je refaisais cette traversée du Canada aujourd’hui, tout serait beaucoup plus facile. Finalement cette route n’est pas désagréable, il n’y a pratiquement pas de circulation et le vent semble avoir décidé de ne pas se lever aujourd’hui. C’est tout juste si une petite brise avec parfois quelques rafales un peu plus fortes me ralentit. À 16h, j’ai couvert sans difficulté physique ni mentale les 140km d’Uyuni à Alota. Mais je sais que la véritable difficulté commence demain. Le vent s’est finalement levé alors que j’étais dans la dernière descente vers le village. Je décide de dépenser une partie des quelques bolivianos qui me restent pour m’offrir un lit à l’abri du vent et du froid, et une cuisine pour cuire mes pâtes au chaud. Je serai frais demain pour me lancer dans la véritable route des lagunes.

Cette petite traversée de seulement 4 jours fut infiniment courte dans le temps, mais infiniment riche et intense en expériences et paysages. C’est pourquoi j’ai choisi de couper l’article en deux parties. La suite se trouve ici.

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Bolivie – de ville en ville

Sucre

J’ai souvent entendu dire que Sucre était une des plus belles villes d’Amérique du sud. Ce n’est pas vrai, mais ça n’en est pas moins un endroit incroyablement agréable. À l’inverse, Uyuni est vraiment tout sauf plaisant. C’est un pueblo sale et poussiéreux dans le désert où il n’y a rien, et où tout est bien trop cher. Nous décidons donc de prendre un bus de nuit avec nos amis pour aller se reposer quelques jours à Sucre plutôt qu’à Uyuni. Après plusieurs semaines dans le désert autour de 4000m d’altitude, quel bonheur de respirer, d’écouter la pluie tomber et le tonnerre gronder à l’abri d’un patio, entouré de plantes vertes, en short et chemise. Tout est accessible à pied, le climat est parfait : température idéale, hygrométrie idéale…

J’aime la pluie. J’aime sentir les premières gouttes sur ma peau quand je suis dans la cour intérieure. J’aime me réfugier à l’abri d’une véranda ou d’un toit terrasse et écouter son crépitement sur les tôles au dessus de ma tête. J’aime sentir son odeur printanière, observer la danse des gros nuages sombres et du soleil et observer le calme qui revient dehors alors que tous les humains se réfugient à l’intérieur.

Je me sens bien ici, à ma place. La population locale est beaucoup plus mélangée ethniquement que sur l’altiplano et j’ai l’impression d’être un peu moins étranger. On sent la richesse, la sécurité, la culture, la propreté. Tant de choses qui manquent tellement dans les autres régions que nous avons traversées. Nous avons choisi de faire ce petit détour en bus pour nous reposer quelques jours dans un endroit agréable avant de nous lancer dans la route des lagunes, qui s’annonce comme l’un des plus gros challenges du voyage. Nous sommes accompagnés de nos amis Ben, Antoine, Olga, Thom et Céline et sur place nous retrouvons Hervé que nous avions déjà rencontré à Cusco, ainsi que Jolan, Joost et Maaike, un flamand et deux hollandais. Une belle brochette de cyclistes ! Sans parler de ma cousine Louise et de son copain Hugo, qui sont aussi en voyage dans le coin. C’est agréable de passer un peu de temps sans les vélos et en bonne compagnie. Jouer à des jeux de société, discuter pendant des heures, manger des glaces, ne rien faire… Malheureusement Elisa tombe (encore…) malade. Gros coup dur au moral : alors que tout le monde repart à Uyuni pour reprendre la route, nous restons tous les deux à Sucre, à attendre qu’elle aille mieux.

Potosí

Malheureusement, le gros rhume / grippe d’Elisa traine. Pour changer d’air, nous décidons de couper le voyage du retour à Uyuni en faisant une étape à Potosi. Cette ville, située à 4070m d’altitude est une des plus hautes au monde. Elle doit sa fondation au 16e siècle à la proximité du Cerro Rico, le sommet voisin haut de 4700m qui abritait un des plus importants filons d’argent de l’empire espagnol : on estime qu’entre le 16e et 18e siècle 80% de la ressource en argent mondiale venait de cette seule mine, surnommée « la mangeuse d’hommes » en raison de l’importante mortalité parmi ses travailleurs. Aujourd’hui, travailler dans cette mine est un des métiers les mieux rémunérés dans la région, mais les conditions de travail y sont toujours extrêmement difficiles et l’on y risque encore sa vie. En dehors de la mine, le centre historique est certes joli mais un peu petit.

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Le sel de la Terre – L’altiplano bolivien

J’imaginais l’Altiplano comme une étendue plate et immense, battue par le vent, aux nuits glaciales. J’imaginais des paysages monotones et des routes sableuses qui rendraient cette traversée très rude aussi bien mentalement que physiquement. Finalement je n’étais pas tellement loin du compte, mis à part pour la beauté des paysages qui rattrape tout le reste. C’est beau, c’est immense, c’est vide. On se sent petit face à l’immensité, fragile face au vent, infime parasite sur le dos d’une planète qui ici est bien vivante, en témoignent ces volcans gigantesques qui fument à l’horizon, ces rivières qui bouillonnent d’une eau brûlante, ces paysages qui semblent d’une autre planète mais sont pourtant bien là, sous nos yeux. Les humains qui vivent ici semblent âgés de millénaires. Ils parlent des langues qui existaient bien avant l’arrivée des espagnols et les églises jésuites semblent presque récentes à côté des chullpas, tours funéraires préhispaniques qui parsèment le paysage, portant en elles les ossements de générations d’humains qui ont parcouru ces espaces avant nous.

Tout semble calme et paisible sur cette photo, et pourtant je peine à tenir debout face au vent.

The simple life

De retour en Bolivie après notre petit détour par le Chili, nous nous dirigeons maintenant vers Uyuni et son mythique salar. Ce côté-ci de la frontière est plus peuplé, mais pour combien de temps ? Les villages semblent vivre en autarcie. Quand il y a des tiendas elles n’ont pas grand chose à vendre. Des bouteilles d’huile, des boites de thon, de la mayonnaise et des biscuits. Quand on est chanceux on peut espérer trouver des pâtes, du pain, plus rarement encore quelques légumes à la mine un peu triste et des oeufs. Tout le reste est produit sur place : viande de lama, pommes de terre, quinoa, oeufs. La rudesse du climat, l’isolement et le maigre pouvoir d’achat ne permettent pas vraiment une alimentation qui ne soit autre chose que du carburant. Comme dans beaucoup d’autres régions isolées des Andes que nous avons traversé depuis l’Equateur, ici on ne mange pas tellement par goût mais plutôt pour ne plus avoir faim.

Dans chaque village, le moindre petit aménagement, robinet d’eau ou banc, est accompagné d’une plaque en hommage à Evo Morales ou Luis Arce, les deux leaders politiques actuels du pays qui se succèdent au pouvoir. Il semblerait que chaque boliviano d’argent public dépensé dans ces villages implique une dépense supplémentaire pour que ses habitants intègrent bien le nom de la personne à qui ils doivent cet investissement et aillent voter pour lui aux élections suivantes… La situation politique actuelle de la Bolivie est tout aussi instable que sa situation économique : en un mois seulement dans le pays, nous avons été témoin d’une tentative de coup d’Etat contre Luis Arce, d’une tentative d’assassinat d’Evo Morales et de plusieurs grèves et blocages des grands axes routiers par les soutiens de l’un ou de l’autre en réaction à ces événements. À Coipasa, qui semble être un des gros villages du coin d’après la carte, nous arrivons le même jour que la caravane médicale, qui vient offrir des consultations dentaires gratuites aux habitants des villages isolés. L’ambiance est festive : tout le village est réuni sur la place, il y a une fanfare, des stands de friandises pour les enfants (il faut bien donner du travail aux dentistes de la caravane) et le maire fait un petit discours. L’évènement se termine par une distribution de soupe et nous aurons même droit aux restes. La dame qui sert le repas nous confie qu’en dehors de l’exploitation du sel qui génère quelques revenus, il n’y a pas de travail ici et tout le monde part dans l’espoir de trouver un meilleur avenir ailleurs. D’ailleurs selon elle, cette situation touche tout le pays. Les boliviens partent chercher du travail au Pérou, au Chili ou dans les autres pays voisins. Elle compare la situation que traverse actuellement son pays à celle du Venezuela. Coipasa semble avoir tenté de développer le tourisme fut un temps : il y a plusieurs hôtels dans le village, aujourd’hui tous fermés. Nous trouvons tout de même une chambre, ou plutôt une pièce qui semble servir de débarras dans laquelle se trouvent deux lits aux draps sales. Les sanitaires sont au milieu de la cour : un robinet, un seau d’eau, une toilette sans porte.

La Bolivie est magnifique, les boliviens sont très sympathiques, mais tout de même ce pays est de loin le plus inconfortable que nous ayons traversé. Le concept d’hygiène semble très lointain de nos standards : les marchands touchent la nourriture avec la même main que les pièces qui sont passées de main en main dans un pays où il n’y a jamais de savon ni de papier dans les toilettes, chose impensable même au Pérou qui nous paraissait pourtant déjà suffisamment extrême en termes de propreté. Les chiens pissent dans la rue au milieu des marchands ambulants qui vendent leurs produits à même le sol et La Paz est connue pour cultiver ses légumes dans la même vallée qui recueille ses eaux usées. Nous devons sans cesse faire attention à ce que nous mangeons, à ce que nous touchons. Manger quelque chose que nous n’avons pas préparé nous-même revient un peu à jouer à la roulette russe. L’état des draps dans les chambres en dehors des grandes villes touristiques raconte des histoires. Ils en ont vu passer des humains depuis leur dernier nettoyage. Et lorsque nous campons, les nuits sont froides, le vent soulève le sable et la poussière qui nous fouettent le visage et rentrent parfois jusque dans la tente. La nourriture très basique et les épiceries des villages assez rares nous obligent à transporter beaucoup plus de nourriture que d’habitude, et pas vraiment de fruits et légumes. En bref, l’inconfort est permanent.

Salares

Malgré cela, nous n’échangerions pour rien au monde notre place pour une autre plus douce. Car ici tout est beau, immense, irréel et presque vide d’humains. Les rencontres sont rares et ne pas s’arrêter pour se saluer et échanger quelques mots serait impensable. Et puis nous arrivons sur les salares : celui de Coipasa d’abord, puis celui d’Uyuni, vestiges d’un grand lac salé aujourd’hui asséché. Ces étendues plates sont couvertes d’une épaisse croûte de sel dur. Il n’y a pas de routes, aucun repères, et pédaler dessus est à mi-chemin entre naviguer sur la banquise et sur l’eau. On repère des volcans à l’horizon, on prend le cap et on avance en vérifiant régulièrement qu’on va bien dans la bonne direction. C’est une expérience unique et fascinante.

Les salares sont parsemés d’îles couvertes de corail fossilisé et de cactus candélabres. On y fait escale pour voir autre chose que du vide et marcher sur la terre ferme. Une de ces îles, Incahuasi, située plus ou moins au milieu du salar d’Uyuni dispose d’une source d’eau douce et est encore habitée par un couple très âgé. Tous les jours, des dizaines de jeeps de touristes viennent y contempler le coucher de soleil. Nous avions prévu de camper au milieu du salar mais les vents assez forts et la croûte de sel trop dure pour bien y amarrer la tente nous contraignent à venir au mouillage dans une des baies d’Incahuasi. Et c’est là que nous retrouvons Antoine, Olga, Ben, Thom, Céline et Rhodri, nos amis cyclistes que nous avions vu pour la dernière fois à la Paz, ainsi que Romuald et Gabi couple mexicano-breton qui remonte vers le nord. 10 cyclistes réunis par le hasard au même bivouac, c’est du jamais vu pour nous jusqu’à présent. Ce soir les températures ne descendent pas sous zéro et nous passons de longues heures à discuter sous les étoiles, avant de reprendre la route en groupe le lendemain. Dernière étape vers Uyuni.

J’espère que cet article vous a plus, on se retrouve très bientôt pour la suite !

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Sur la route des vigognes

J’ai souvent lu que l’altiplano a vélo était monotone et ennuyeux. C’est peut-être vrai pour les voyageurs qui choisissent de le traverser par la route principale qui longe son bord est, où est regroupée la majorité de sa population dans des petites villes et villages en brique nue, sans charme, à une altitude moyenne de 3800m qui permet de pratiquer l’agriculture et donc de vivre. La route que nous avons choisie, par le côté ouest, est plus longue, plus engagée, mais parait-il beaucoup plus belle. On nous a promis de rouler à travers des paysages d’un autre monde, digne de la planète Mars : un désert haut et froid entre 4000 et 5000 mètres d’altitude, battu par un vent qu’aucune végétation n’arrête, parsemé de lacs multicolores, de salares (bassins plats recouverts d’une épaisse croute de sel, derniers vestiges d’un immense lac salé qui s’est asséché il y a plus de 10000 ans) et de volcans enneigés et parfois actifs, les plus hauts dépassant allègrement les 6000m. On y croiserait plus de flamants roses et de vigognes que d’humains, et des pumas et culpeos (gros renards des Andes) affamés y roderaient la nuit. Cette région étant traversée par la frontière entre l’un des pays les plus pauvres (et producteur de cocaïne) du continent d’un côté et l’un des pays les plus riches de l’autre, c’est probablement une des zones de contrebande les plus actives d’Amérique du Sud et il n’est pas vraiment conseillé de circuler la nuit sur ses routes à cause des véhicules qui roulent lumières éteintes pour échapper aux gendarmes chiliens, qui sont pratiquement les seuls humains vivant ici.

De toute façon, le mercure descend en dessous de zéro à peine la nuit tombée (vers 19h à cette période de l’année) et le vent froid souffle très fort d’ouest en est à partir de la fin de matinée, faisant baisser encore plus la température ressentie. Cela n’invite pas vraiment à traîner sur nos vélos de nuit. En plus d’être froid, le vent va ralentir énormément toute progression, déjà peu rapide sur ces pistes parfois ensablées et couvertes de tôle ondulée, nous n’avions donc pas vraiment prévu de beaucoup rouler l’après midi non plus. Il faudra en plus transporter toute notre nourriture pour environ 5 jours, ce qui va nous ralentir encore un peu. Et puisque nous devrons traverser deux fois la frontière chilienne et que les autorités de ce pays ne permettent pas d’entrer avec certains aliments (fruits et légumes frais, fruits secs non grillés, fromage et produits laitiers, riz, lentilles et autres graines non cuites ou transformées…), cela va compliquer encore un peu la logistique. Ajoutons là-dessus que l’eau étant non seulement rare mais en plus souvent salée ou riche en métaux et minéraux potentiellement nocifs, il n’est pas possible de se ravitailler n’importe où et nous devrons régulièrement transporter 5 à 6 litres chacun. Bien entendu, en cas de problème il n’y aura pas de réseau et nous devrons nous débrouiller par nous même. Nous n’aurons pas non plus de pesos chiliens pour les quatre jours de ce côté de la frontière et de toute façon il n’y aura nulle part où les dépenser. Tout bien considéré, est-ce qu’on ne passerait pas plutôt par la route principale, avec ses villages tous les jours, leurs comedors où déjeuner des sopas de mani (soupe à la cacahuète), leurs marchés où se ravitailler en fruits et légumes frais et leurs hospedajes pas chers où passer la nuit au chaud ? Mais ce qui nous anime, ce sont justement ces routes loin de la civilisation, ces paysages encore relativement vierges et sauvages et la difficulté qui nous fait grandir et apprécier la simplicité de la vie dans le confort de la civilisation. Pédaler sans difficulté, ce n’est pas un voyage mais des vacances. Nous prendrons des vacances plus tard. Pour adoucir un peu l’expérience, l’intense activité volcanique de la région est à l’origine de nombreuses sources d’eau chaudes, et comme nous serons pratiquement les seuls humains à quelques dizaines de kilomètres à la ronde, cela signifie que nous aurons notre jacuzzi naturel, privé, gratuit et avec vues spectaculaires presque tous les soirs. Ça, le silence et la solitude de ces paysages lunaires valent bien la peine de dormir en doudoune avec 3 paires de chaussettes et de manger des pâtes au beurre de cacahuètes tous les soirs.

Le passage de frontière est tout à fait épique : en haut d’un col à 5000m, entouré des volcans Sajama (6542m), Parinacota (6348m) et Guallatiri (« seulement » 6060m, mais de son sommet émanent des fumerolles qui le rendent au moins aussi impressionnant que ses voisins). Ici au milieu de nulle part, un poste frontière tout ce qu’il y a de plus moderne abrite les agents des douanes boliviennes et chiliennes. Il faut dans un premier temps se connecter à la wifi pour remplir un formulaire accessible téléchargeable par un QR code et faire passer tous nos bagages dans un scanner à rayons X côté bolivien. Puis remettre tous nos bagages sur le vélo, rouler une centaine de mètres et recommencer la même procédure côté chilien. Dans ce désert d’une autre planète, ces procédures et infrastructures semblent totalement surréelles. On pourrait se croire dans un film de science fiction. Il y a même des toilettes propres avec des chasses d’eau au lieu du seau habituel… Le fonctionnaire bolivien qui nous aide à faire les démarches nous demande notre nationalité. Ses yeux s’illuminent lorsque nous lui annonçons que nous sommes français : son plus grand rêve est de voir un jour la tour Eiffel. Son homologue chilien, qui fait exactement le même travail au même endroit mais pour un gouvernement différent est très sympathique mais beaucoup moins impressionné : il a voyagé à Monaco et sur la côte d’azur l’été dernier.

Le genre de bivouac qu’il est dur de quitter.

De l’autre côté, on dirait que la fin du monde est déjà arrivée. On se croirait dans un mélange entre le désert des tartares et Mad Max. Il ne reste que des épaves de voitures et des villages d’adobe qui retournent à la terre, dans lesquels on capte la wifi installée par le gouvernement chilien mais où l’on ne croise pas une âme. En 4 jours de ce côté, nous aurons croisé 5 humains.

La première rencontre a lieu quelques kilomètres seulement après la frontière. Nous dépassons deux hommes poussant un vieux vélo pour deux sur une piste de sable au milieu de nulle part. Lorsqu’ils nous saluent, leurs visages se tordent dans une grimace édentée, des morceaux de feuilles de coca mâchouillées collées au lèvres. Vu l’odeur qu’ils dégagent, le sac posé sur leur porte bagage cache très probablement une bouteille de Pisco bien entamée. Entre leur accent chilien que nous ne connaissons pas encore, leurs dents manquantes et leur état d’ébriété bien avancé, la communication n’est pas des plus simples. Nous ne saurons donc jamais ce qu’ils faisaient en plein désert ni où ils allaient avec leur vélo et leur bouteille de Pisco.

La deuxième rencontre a lieu le deuxième jour, à proximité du salar de Surire. Nous croisons un couple de Putre, village à 4 heures de route d’ici venu passer le weekend au calme dans leur cabane en pierre. Ils nous annoncent que les cyclistes dont nous suivons les traces dans le sable ont passé la nuit avec eux et sont quelques heures seulement devant nous (on ne les rattrapera jamais).

À peine une heure plus tard a lieu notre troisième et dernière rencontre sous la forme d’un gendarme et son chien qui jouent à la balle. Il est en garnison à l’embranchement d’une petite piste qui arrive de Bolivie et ne dispose pas de poste frontière. Le Chili étant un grand pays avec plusieurs milliers de kilomètres de frontières à travers les Andes, parfois dans des régions très reculées comme celle-ci, il existe de nombreux postes de gendarmes isolés qui semblent dispersés au milieu de nulle part.

Cette absence d’humains ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de vie. Il y a toujours une vigogne quelque part autour de nous, il suffit de la chercher du regard pour la trouver. Sans parler des flamants roses qui peuplent chaque lagune. Et nous avons même eu la chance de rencontrer un culpeo, grand renard des Andes, curieux et timide à la fois, qui marchait le long de la route et a fait un détour pour nous contourner, s’arrêtant tous les quelques mètres pour nous observer entre deux buissons.

La région est magnifique, les paysages variés et la progression plus facile que nous imaginions. Ce qui nous laisse le temps de flâner. Ça tombe bien, nous sommes sur la route des missions jésuites. Ces petites églises d’adobe, blanchies à la chaux et décorées très simplement furent bâties entre la fin du 17e et le 18e siècle et formaient une route allant d’Arica, sur la côte Pacifique (aujourd’hui au nord du Chili) à Potosi, ville minière des montagnes boliviennes, dans le but de convertir les populations aymara au christianisme. Dans la région reculée où nous nous trouvons, les villages abritant ces églises sont pour beaucoup inhabités depuis longtemps déjà et ont des airs de caravansérails au milieu du désert. Ces missions offrent des refuges pour faire une pause à l’abri du vent et du soleil, qui, à plus de 4000m d’altitude et sous ces latitudes proches de l’équateur, tape fort malgré les températures assez fraiches. Mais mieux vaut ne pas trop y trainer la nuit : les villages abandonnés le long de la frontière servent de point de regroupement pour les contrebandiers et les nombreuses bouteilles vides qui jonchent le sol de certains bâtiments racontent des histoires que nous n’avons pas forcément envie de vivre. Nous sommes venus dans le désert pour chercher la tranquillité et la solitude. Nous misons donc plutôt sur les sources chaudes pour camper. Quoi de mieux qu’un bon bain dans une eau bien chaude et un feu de camp pour pouvoir rester dehors à admirer le ciel nocturne du désert d’Atacama, un des plus purs du monde ? Les températures nocturnes sont plutôt fraiches : quand je regarde le thermomètre à l’extérieur de la tente à 6h du matin, alors que le soleil est déjà levé, il fait encore -10 degrés Celsius. Mais le climat très sec rend ce froid tout à fait supportable, et en moins de deux heures la température augmente très rapidement pour atteindre les 25-30 en plein soleil (également tout à fait confortables grâce au climat très sec) qui resteront stables jusqu’à ce que le vent froid se lève en milieu de journée. On commence à préparer le petit déjeuner en doudoune, gants et bonnets et on le termine en chemise… Nous sommes à la meilleure période de l’année pour explorer ces régions : c’est la fin de la saison sèche, les températures sont plus douces mais il ne pleut pas encore. Deux moins plus tôt au Pérou et alors que nous étions à des altitudes comparables, le froid était beaucoup plus intense et difficile à supporter, avec des températures descendant jusqu’à -15 degrés et un air plus humide. Cette fraicheur nocturne rend tout plus beau le matin lorsque nous campons à proximité de sources chaudes : l’eau à 60 degrés s’évapore et forme des colonnes de vapeur qui jouent avec la lumière du soleil levant.

Après quatre jours de solitude, nous retrouvons la route principale et la frontière bolivienne. Ce côté-ci est un peu plus peuplé et nous n’aurons besoin que de deux jours de nourriture jusqu’au prochain village. Alors que nous chargeons les provisions sur nos vélos, trois hommes s’approchent. Les mains dans le dos, ils nous observent avec un mélange de curiosité et de timidité. L’un d’entre eux prend son courage à deux mains et nous aborde. Après les habituelles questions (d’où nous venons, comment nous dormons, quelle distance nous couvrons par jour etc), la question qui intrigue tout le monde depuis l’Equateur arrive : pourquoi faisons nous ça ? Ces messieurs ont bien une petite idée : nous sommes des journalistes payés pour raconter le monde pour des médias de notre pays. Si seulement c’était vrai…

La partie chilienne de notre itinéraire sur cette section suit principalement la ruta de las vicuñas, publiée sur bikepacking.com.

L’île du soleil et du silence

Après avoir passé 3 mois au Pérou, le moment était venu de traverser la frontière et d’entrer dans le pays suivant : la Bolivie. Nous avions entendu tout et son contraire sur ce pays, il était temps de nous faire notre propre avis. Voici la première partie de ce récit.

La vie aquatique

Si la route qui longe le lac Titicaca côté péruvien n’était pas très agréable, à peine la frontière bolivienne passée l’ambiance change du tout au tout. Mis à part quelques colectivos qui roulent étonnamment prudemment vers Copacabana, la première ville de ce côté de la frontière, nous avons la route rien que pour nous. On nous parle de cet endroit depuis longtemps et nos attentes sont assez hautes. Malheureusement, bien que le cadre naturel soit magnifique, la ville en elle-même est un peu décevante : c’est une gros pueblo andin tout ce qu’il y a de plus classique, avec son marché sale, ses bâtiments en brique pas terminés, ses câbles électriques qui pendent et ses chiens errants qui fouillent dans les poubelles. Ajoutez là-dessus les boutiques de souvenirs et restaurants à touristes trop chers et pas très bons typiques des stations balnéaires du monde entier et vous aurez une image assez nette de ce qu’est Copacabana.

Cette ville attire autant de touristes surtout parce qu’elle est la porte d’entrée d’Isla del Sol, l’île du Soleil, à laquelle on accède en une heure de bateau. Isla del Sol est le coeur de la mythologie andine. C’est là que le dieu Viracocha serait né et aurait créé les hommes. C’est aussi de là que Manco Capac, le premier Inca, serait parti pour fonder Cusco qui deviendrait plus tard la capitale d’un immense empire qui à son apogée s’étendait sur 4000 kilomètres, du sud de la Colombie au centre du Chili, à une époque où le moyen de transport le plus rapide à travers les Andes était la course à pied. Cette île chargée d’histoire et de légendes fut une destination de pèlerinage très importante en Amérique du Sud avant l’arrivée des espagnols et est aujourd’hui un véritable aimant à backpackers et touristes new age .

Isla del Sol

Même si nous n’avons pas tellement d’intérêt pour les sites archéologiques, nous avions envie de découvrir ce qui rendait cette île si spéciale. Je suspectais que ce ne soit qu’une simple agglomération de villages un peu dans leur jus mais avec des hébergements et restaurants bien trop chers. Le genre d’endroits que nous traversons tous les jours ou presque en vélo et qui nous semblent totalement banals, mais que les backpackers qui voyagent en bus de ville en ville recherchent pour leur authenticité fantasmée. J’avais tort : Isla del Sol est réellement un endroit à part, principalement parce qu’on y trouve quelque chose de rare et précieux dans les endroits peuplés d’Amérique latine : le silence. Aucun véhicule motorisé ne circule sur l’île, on ne s’y déplace qu’à pieds, et si cette destination est très touristique, à aucun moment nous ne nous sommes sentis étouffés par la masse de visiteurs. Au contraire, nous avons pu profiter pleinement du silence et de la douceur du climat lacustre malgré les 3800m d’altitude. De notre cabane au bord de l’eau nous étions bercés par le bruit du ressac, caressés par le vent doux chargé d’humidité et chaque soir nous profitions de la vue sur les neiges de la Cordillera Real réfléchissant la lumière du soleil couchant de l’autre côté des flots, qui nous a rappelé l’île de Vancouver et évoqué la Patagonie qui nous attend plus au sud. À un moment où l’océan commençait sérieusement à nous manquer, cette véritable petite mer d’eau douce a permis de calmer un peu notre faim en attendant la côte chilienne.

La Paz

Notre planning commence à être un peu serré et pour gagner un peu de temps (que nous perdrons de toute façon par la suite…) nous décidons de prendre un bus pour La Paz, qui nous dépose un dimanche après-midi à un arrêt couvert de crottes de chiens et d’odeurs nauséabondes. La Paz n’est certainement pas une ville agréable : ça pue la merde, la pisse et les pots d’échappement et circuler dans le chaos de ses rues, que l’on soit à pied ou en véhicule est particulièrement déplaisant. À cela s’ajoute l’altitude (autour de 4000m) et le manque d’oxygène pour un pot pourri difficilement vivable.

D’un point de vue touristique, je dirais que La Paz a deux principaux intérêts : sa localisation, avec à la fois des sommets à plus de 6000m, l’Altiplano et l’Amazonie à quelques heures de bus, qui en fait un bon camp de base pour les backpackers. L’autre facteur qui rend la ville attractive pour les voyageurs à petit budget comme nous, c’est malheureusement la crise financière qui sévit dans le pays. Depuis quelques mois, l’inflation de la monnaie bolivienne a engendré un taux de change officieux. C’est un peu compliqué à comprendre au début : officiellement, au moment où j’écris ces lignes un euro vaut 7,5 bolivianos. Mais selon le montant, l’état du billet et l’endroit où on le change, sa valeur peut monter jusqu’à 12 bolivianos. Il en est de même pour la valeur des dollars, soles péruviens, pesos chiliens et reals brésiliens. Par conséquent, notre pouvoir d’achat explose et des petits luxes qui en temps normal seraient inaccessibles deviennent tout à fait abordables, à condition d’en profiter avec modération. C’est là tout le problème : nous tombons dans le piège de la consommation, et dans ce pays qui devait être de loin le moins cher du voyage, notre budget quotidien explose. À La Paz et Sucre, les touristes se refilent les adresses de restaurants dits « gastronomiques » (qui bien souvent n’ont de gastronomique que la taille des portions…) à une dizaine d’euros. Une chambre d’hôtel, un verre de vin pour accompagner le menu, un petit café de spécialité et une tarte au copoaçu en dessert… Et on se retrouve à avoir dépenser 50 euros en une seule et même journée, largement au dessus de notre budget.

Heureusement, dans un monde où tout à un prix, nous avons aussi des choses à vendre qui ont de la valeur. Comme par exemple les cheveux d’Elisa. Les femmes andines ayant souvent de très longues nattes et de très maigres économies, pratiquement tous les salons de coiffure du centre de La Paz proposent d’acheter les cheveux de leurs clientes pour en faire des perruques. C’est un commerce tout à fait officiel et légal, et au vu des prix affichés sur les devantures des boutiques, Elisa espère surtout s’en tirer avec une coupe gratuite. Mais dans un pays où tous les cheveux sont identiques, noirs, raides et fins, sa belle tignasse châtains légèrement ondulés est rare et recherchée. Alors lorsqu’on lui en propose 100 dollars, elle n’essaie même pas de négocier.

Autre piège à touriste dans lequel nous tombons allègrement : les combats de cholitas. Ces combats sont inspirés de la lucha libre mexicaine, dont nous avions assisté à plusieurs shows à Mexico. Les participants portent des costumes colorés… Et c’est à peu près le seul point commun. Au Mexique ces spectacles sont très professionnels : aériens, spectaculaires et acrobatiques bien plus que violents, et attirent des milliers de spectateurs dans des arènes bondées. À La Paz, même avec toute la bonne volonté du monde on a du mal à ne pas se sentir mal à l’aise : il n’y a que des touristes dans le public et ont dirait plus un spectacle de rue amateur et mal ficelé qu’autre chose. Les lutteurs et lutteuses passent plus de temps à s’insulter entre eux, insulter l’arbitre et parfois les spectateurs, se faire des coups bas et haranguer le public qu’à réaliser des acrobaties. Nous n’avons pas tenu jusqu’à la fin…

Nous avons passés de bons moments à La Paz où nous avons retrouvé des amis cyclistes, mais je ne peux rester une minute de plus dans ce chaos urbain. Il est plus que temps de reprendre la route et de retrouver la vraie vie, loin de la ville et de la société de consommation.