Dempster Highway, la route de l’Arctique

La Dempster Highway est l’unique route canadienne qui traverse le cercle arctique. Depuis son prolongement en 2017, elle relie le village Inuit de Tuktoyaktuk, sur l’océan Arctique, avec le reste du réseau routier national. La Dempster est une large piste de terre et de gravier de près de 1000km, mythique pour de nombreux canadiens pour qui elle représente l’endroit le plus lointain de leur pays, accessible au prix de nombreux efforts.

Premier contact

Le Nord est incroyable. Nous en avons eu un premier aperçu en descendant de l’avion à Whitehorse, capitale du Yukon. Soleil de minuit, odeur de pin jusque sur le tarmac et immensité des paysages alentours font appel à tous nos sens. Après une troisième nuit à dormir dans un aéroport, nous décollons enfin pour Inuvik, 3000 habitants et principale ville de l’estuaire du Mackenzie dans les Territoires du Nord Ouest. Depuis le hublot de l’avion, les paysages que nous survolons sont époustouflants : montagnes découpées, taïga constellée de milliers de lacs et traversée par d’immense fleuves serpentant à travers l’immensité de la forêt, à peine impactée par endroits par la présence humaine. L’ours polaire empaillé dans l’aéroport d’Inuvik donne le ton : nous somme au nord du Nord, dans le grand Arctique.

Nous déchargeons nos vélos de la plateforme du pickup d’Alex et Dominique, qui nous ont pris en stop, directement devant l’océan Arctique, terminus de la Dempster Highway ou point de départ d’une aventure encore plus longue. Tuktoyaktuk est un endroit unique. Village Inuit coincé entre les lacs gêlés du delta du Mackenzie et la mer, sa population vit encore de manière assez traditionnelle, même si elle a maintenant accès à tout le confort moderne grâce à ses deux supermarchés (aux prix exorbitants). Un pêcheur nous explique que la saison de la chasse à la baleine va bientôt commencer. Cette chasse est indispensable pour les Inuits, une baleine permet de nourrir de nombreuses bouches pendant longtemps et toutes les parties de l’animal, de la graisse aux os, sont utilisées.

L’enfer du Nord

L’enfer du Nord, le vrai, n’est pas sur les pavés du Paris-Roubaix mais sur l’Inuvik – Tuktoyaktuk Highway. Je pensais que ces 150km sans réel dénivelé serait une facile remise en jambe. En réalité, ces deux premiers jours constituent la pire expérience que j’ai vécu jusque là. La route elle-même est plus difficile qu’elle n’y parait : les 100 premiers kilomètres à travers la toundra sont composés d’un gravier instable et sablonneux, qui rend la progression lente et usante. Il y a beaucoup de circulation et chaque véhicule passe dans un nuage de poussière qui nous oblige à nous couvrir le nez, la bouche et les yeux. Mais tout cela serait simplement difficile s’il n’y avait pas les moustiques. Nous sommes en permanence suivis par une nuée d’insectes qui nous piquent même à travers nos vêtements, dans un bourdonnement permanent et infernal. Il fait chaud et lourd et nous sommes couverts des pieds à la tête, gants compris. Manger ou aller aux toilettes est une torture. Chaque minute passée hors de la tente est un enfer. Une fois arrivés dans la taïga, la forêt arctique, la route s’améliore et les moustiques nous laissent enfin un peu de répit.

Cette mauvaise expérience est certes due aux conditions difficiles, mais également à notre impréparation. Nous ne transportons que 2 litres d’eau chacun, nous devons donc nous arrêter régulièrement pour filtrer l’eau de la toundra, jaunâtre et au goût herbacée, que nous surnommons « herbal tea » (infusion). Notre filtre est lent, très lent. Nous mettons ce temps à profit pour manger et faire une pause, mais c’est tout de même trop long et chaque minute à l’arrêt est un repas offert aux moustiques. Nous n’avons pas non plus de répulsif. Bien que peu efficace face à une nuée d’insectes affamés, il permet au moins de pouvoir se passer de gants en roulant, ce qui apporte un confort appréciable par ce temps chaud. Les moustiques ne craignent que deux choses : le vent et la fumée. Nous aurions pu transporter un peu de bois mort (il n’y a pas d’arbres dans la toundra) pour pouvoir faire du feu le soir au bivouac.

Ambiance tropicale

Nous croyions avoir chaud sur la route de Tuktoyaktuk, mais ce n’était rien. Alors que nous faisons une pause à Inuvik pour préparer la logistique pour la suite du voyage, une vague de chaleur s’installe sur l’arctique canadien. Les températures passent en un jour de 15 à 30 degrés, puis continue d’augmenter pour tourner pendant plusieurs jours autour de 35. « It’s too hot for an eskimo ! » (Trop chaud pour un eskimo).

Si la région avait déjà subi une vague de chaleur l’été précédent, celle-ci est encore plus forte. Il n’a jamais fait aussi chaud dans le nord. Le soleil ne se couche jamais, et la température met énormément de temps à redescendre. Il n’y a pas d’ombre, et la température dans la tente reste inconfortable de 9h du matin à minuit. Hors de la tente, les moustiques et les mouches s’en donnent à coeur joie. Rouler de nuit n’est pas une option : si la température est effectivement plus confortable de minuit à 8h du matin, les moustiques sont encore plus vifs.

Si pour nous ces conditions sont inconfortables, pour la région et même la planète, elle sont inquiétantes. À court terme, elles ont entrainés un nombre record de feux de forêts dans le Yukon. L’air est enfumé par les incendies. À plus long terme, la fonte des glaces et du permafrost et la montée des eaux nous menacent tous, mais impactent encore plus ces régions. Tuktoyaktuk subit chaque année une érosion importante, et la question n’est plus de savoir si le village va disparaître, mais quand.

Road angels

Ce qui nous a permis de tenir face à ces conditions difficiles, ce sont les road angels (anges de la route). Les road angels sont à la Dempster Highway ce que les trail angels (anges du chemin) sont aux longues randonnées américaines telles que le Pacific Crest Trail ou l’Appalachian Trail. Un personnage typiquement nord-américain, prêt à parcourir les 900km de la Dempster Highway aller-retour au volant de son camping-car climatisé pour passer seulement une nuit au bord de l’océan Arctique, mais qui trouve incroyable, hallucinant, surhumain même, que l’on puisse le faire à vélo en deux semaines. Les anges de la route s’arrêtent souvent pour nous dire à quel point nous sommes de véritables héros américains à leur yeux, s’assurer que nous ne manquons de rien, nous offrir de l’eau fraîche voire de la nourriture : des fruits (véritable caviar ici), des glaces et même des bières fraîches ! Les anges de la route allègent également nos vélos : un service de livraison de cartons de nourriture est organisé au départ des offices de tourisme d’Inuvik et de Dawson. Les cartons sont confiés à des touristes motorisés, qui les déposent à des endroits sûrs (hôtels, campings…) sur la route. Enfin, les anges de la route nous informent : de l’ouverture et de la fermeture des routes dans le sud, à cause des travaux ou incendies. De la présence d’animaux sur la routes (ours ou pire : orignaux). De la progression des autres voyageurs à vélos. Nous savons ainsi qu’un autre français est quelques jours derrière nous, ainsi qu’un groupe d’une vingtaine de cyclistes avec voiture d’assistance !

En plus de nous offrir le plein d’eau fraîche, ce conducteur transporte en stop un autre cycliste.

Enfin les montagnes

D’Inuvik à Fort McPherson, les paysages sont parfois monotones, voire carrément ennuyeux, à l’image des 50km avant et après Tsiigehtchic : une longue ligne droite plate, trois virages et toujours le même paysage de pins rachitiques des deux côtés de la route. En ajoutant à cela les mouches et moustiques qui ne nous lâchent pas et la chaleur insoutenable, on commence à douter des motivations qui nous ont pousser à venir rouler ici. On nous avait promis de la fraîcheur et des animaux sauvages, pour l’instant nous n’avons eu ni l’un ni l’autre, à part quelques oiseaux intéressants dans le delta du Mackenzie, au delà de la limite des arbres (sternes arctiques, petites oies des neiges, plongeons du Pacifique, cygnes siffleurs, aigles, canards eider…).

Une fois la rivière Peel franchie, la route se redresse immédiatement et nous devons affronter les premières véritables bosses du voyage. À Midway Lake, nous voyons enfin les montagnes. La première journée d’ascension est longue et éprouvante, mais nous la vivons comme une véritable récompense : enfin de beaux paysages ! Clemens et Michael, avec qui nous roulons ce jour là, nous avertissent : c’est typiquement le genre d’endroit où on pourrait croiser un grizzli. Effectivement, on se croirait dans un paysage de documentaire animalier. Heureusement, nous sommes trois tentes et quatre cyclistes ce soir là et aucun ours n’a osé tenté sa chance avec nous. Les moustiques, si. Comme d’habitude !

Le passage du col Wight qui marque la frontière entre le Yukon et les Territoires du Nord Ouest marque également le retour à des températures plus confortables et l’apparition d’une brise thermique en fin de journée, qui nous permet de monter le bivouac et de manger en étant moins gênés par les insectes. Mais si les paysages sont magnifiques, ils sont malheureusement complètement voilés par la fumée des lointains incendies. Impossible de prendre des photos : on ne voit qu’une purée de pois grise. C’est frustrant. Heureusement, quelques jours plus tard les premières pluies nettoient l’atmosphère, font retomber la poussière de la route et rendent le voyage enfin réellement agréable. Les 120km sans eau après Eagle Plains, que nous redoutions, passent comme une lettre à la poste dans ces conditions. Et comme les bonnes choses n’arrivent jamais seules, c’est également à partir de ce moment que nous commençons à voir des animaux. Notre premier ours, tout d’abord. Un ours noir en train de brouter tranquillement au milieu d’un champ de fireweeds. Tache noire sur fond rose dans la lumière dorée du soir, la scène est à la fois intense et émouvante. L’animal, à une centaine de mètres de nous, lève la tête et nous regarde, avant de reprendre ses activités. Je suis à la fois ému et excité. Quel bel animal ! Quelle chance de le voir dans son milieu naturel ! Le lendemain, en redescendant dans la vallée d’Ogilvie, c’est un orignal que nous voyons s’abreuver dans la rivière. Malheureusement trop peu de temps, puisqu’une voiture passant à toute vitesse le fait fuir. Puis un castor nous sort de notre sieste au bord de la Blackstone river, au moment où un aigle à tête blanche passe au dessus de nous !

Alors que nous atteignons le parc de Tombstone, les paysages deviennent franchement grandioses. Nous nous arrêtons une journée pour profiter de la nature et des chemins de randonnée. En effet, notre grosse frustration par rapport à la Dempster Highway, c’est que bien que ce soit une route de terre, elle reste une highway : la nature est loin de nous et les paysages défilent comme au cinéma, à bonne distance. Pour nous qui aimons rouler sous les arbres, pousser nos vélos sur des petits chemins, c’est parfois un peu ennuyeux malgré les paysages splendides.

Dawson City

Terminus de la Dempster Highway, Dawson est la plus ancienne ville du Yukon, fondée à la fin du 19e siècle lors de la ruée vers l’or du Klondike. Difficile d’imaginer que cette petite bourgade touristique d’un peu plus de 1000 habitants était peuplée de plus 40000 personnes au pic de la fièvre de l’or, dans les années 1897-1898. La plupart de ses habitants venaient de Californie, et si quelques uns ont fait fortune, la plupart sont morts ou rentrés bredouilles. Aujourd’hui, Dawson City conserve une atmosphère de ville du far west avec ses trottoirs en bois, ses routes de terre, ses façades style western et sa population de personnages forts, parfaitement en phase avec leur environnement. Nous sommes surpris d’y entendre beaucoup parler français : le Yukon est peuplé d’environ 25% de francophones et tous les services et documents officiels sont en anglais et en français. Nous nous reposons quelques jours au campground de Dieter, vieux baroudeur allemand qui a parcouru le monde à vélo pendant 15 ans avant de poser ses valises à Dawson, où il travaille l’été pour voyager l’hiver. Ce retour à la civilisation est pour nous l’occasion de manger autre chose que de la purée et des flocons d’avoine, et de modifier nos plans pour la suite du voyage. Nous avons entendu parler de petites routes de terre comme nous aimons dans le sud du Yukon. Au pays du Wild, à quoi bon s’ennuyer sur des highways bien lisses quand on peut s’enfoncer un peu plus dans la nature sauvage ?

5 réponses sur « Dempster Highway, la route de l’Arctique »

Sous toutes les latitudes, les moustiques sont les animaux les plus dangereux. Si bien que les laisser prospérer est un bon moyen pour contrôler les populations humaines et préserver des espaces de leur gloutonnerie

Ils ne sont pas vraiment dangereux ici, juste désagréables. Normalement ils ne vivent que quelques semaines par an et les amérindiens disent qu’ils ne les piquent pas. Malheureusement ils régulent surtout des populations qui ont un impact assez faible sur l’environnement…

Pour éviter les moustiques, il faut voyage dans cette région après mi août. Bien sûr il fait plus froid. Moins 20 dans le tombstone la nuit.

Exact ! Ça a l’air magnifique en plus à cette période de l’année, avec les couleurs de l’automne.

Malheureusement ça rend les choses un peu compliquées quand on pédale vers le sud. Ça implique d’avoir du temps froid et humide jusqu’au sud des US, puis très chaud au Mexique… À choisir je préfère endurer les moustiques quelques semaines plutôt que pédaler plusieurs mois dans des conditions météo difficiles 🙂

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